Politique

Un été américain

3/9/1965

 

Violence ! Violence ! Des émeutes ! Des assassinats suivis de scandaleux dénis de justice ! Au cours de l'été la « question noire » a atteint aux États-Unis son paroxysme. Au même moment ce pays, autre violence, se trouvait au Vietnam engagé par une politique inconséquente dans une guerre qui n'est plus « froide ».

En relatant ces événements, notre presse et notre radio ont accablé les Américains. Certes leur racisme est odieux. Point n'est question de lui chercher des excuses. Il est la lèpre morale de notre temps. En Asie, leur politique a montré une bêtise qui atteint l'odieux. Pourtant, dans ces deux cas, nous avons le devoir d'essayer de comprendre avant de prodiguer les sarcasmes ou les propos injurieux à un pays auquel nous devons – même si certains n'aiment pas porter le fardeau de la reconnaissance – notre liberté.

Pour comprendre la politique américaine au Vietnam, sans pour autant l'approuver, nous devons savoir à quel point les États-Unis ont une sensibilité réflexe à tous les problèmes du Pacifique. Vis-à-vis du Pacifique, à travers l'Histoire, jamais on a parlé d'isolationnisme. J'évoquerai un souvenir personnel. Au 8 mai 1945, je me trouvais à San Francisco. La reddition inconditionnelle de l'Allemagne y est apparue presque un fait divers. Les yeux demeuraient tournés vers un Japon toujours en guerre et la colonie française de la ville fut la seule à manifester – timidement d'ailleurs. Dès qu'est en cause une Asie qu'ils sentent à leur porte, les États-Unis ont peur.

Mais c'est surtout pour la « question noire » que nous devons essayer de comprendre les Américains, et ceci nous amènera à les plaindre sans pour autant, répétons-le, rien excuser de violences et d'injustices qui ne sont aucunement excusables. Soyons prudents aussi dans l'expression de nos jugements, même si leur sévérité est de bon aloi : nos propos blessent les Américains encore plus que nous ne le pensons. Gide écrit d'eux avant la seconde guerre mondiale : « C'est pour n'avoir consenti ni à la souffrance ni au péché que les Américains n'ont pas encore une âme ». A l'époque le mot était vrai, et ce sont même les séquelles de cette volonté moralisante comme d'une difficulté puritaine à s'accepter comme pécheurs qui les a portés, lors de nos difficultés « coloniales » à prendre contre nous des attitudes déplaisantes : par un transfert psychanalytique ils ont tenté de nous faire expier leur péché originel de la Question Noire ; ils se sont jetés dans un « anticolonialisme-alibi ». Mais les voilà plongés et dans la souffrance et dans le péché. Les voilà dépouillés de leur « sur-moi » puritain jusqu'à se sentir une âme. Les voilà nus, sans plus aucune armure dissimulatrice, devant leur propre mal. C'est dur, et dans un pareil cas on est sensible aux coups, surtout aux coups de pied d'Aliboron.

Oui, c'est dur pour un peuple. Nous l'avons senti lorsque nous avons nous-mêmes subi des blâmes pour l'Algérie, où nous-mêmes n'avons pas toujours eu les mains pures...Il conviendrait d'ailleurs de nous méfier. Nous portons nos jugements du haut balcon d'une bonne conscience retrouvée. Nous ne sommes pas racistes : nous le savons, nous le répétons, et même nous le prouvons. Nous ne sommes pas racistes... pour le moment. Mais en France se poursuit depuis quelque temps une immigration noire. Les travailleurs africains y deviennent nombreux. Notre accueil est-il aussi fraternel qu'il conviendrait ? Connaissons-nous même leur misère ? Nous conseillons de lire le numéro spécial que la revue de l'ESNA, Hommes et Migrations, vient de publier sous le titre « Approche des problèmes de la migration noire en France »42. D'ores et déjà des problèmes se posent, qui, si on n'y prend pas garde, si l'immigration noire se poursuit dans l'incohérence et l'anarchie actuelles, peuvent nous valoir des lendemains qui ressemblent à l'aujourd'hui des États-Unis. Des problèmes sanitaires vont surgir, avec des endémies que nous ne connaissions pas en Europe. Déjà elles contribuent à l'encombrement de nos hôpitaux. Des heurts effectifs se produiront. Surtout cette immigration noire est acceptée pour pallier de très immédiates difficultés de main-d’œuvre. Que celles-ci évoluent, et nous verrons sur le plan du marché du travail, terrain qui leur est toujours propice, surgir des explosions de racisme.

Parallèlement cette immigration n'aura résolu que de façon superficielle et provisoire les problèmes qui se posent à l'Afrique. On ne bâtira pas des nations africaines grâce à des déportations larvées vers la France ! Ceux des Gouvernements africains qui s'en rendent coupables ou la provoquent indirectement par leurs racismes intérieurs commettent une faute contre l'Afrique. La migration noire, telle qu'elle se pratique aujourd'hui, est un danger aussi bien pour cette Afrique que pour la France.

Alors, plutôt que de laisser le mal s'aggraver jusqu'aux violences américaines, au lieu également de soulager notre conscience en dénigrant un peuple qui nous a sauvé plusieurs fois dans l'Histoire, prenons pendant qu'il en est temps encore, les remèdes qui s'imposent. Ils sont simples :

1/ D’abord, et cela ne regarde pas seulement les Pouvoirs Publics mais chacun de nous, occupons-nous un peu mieux des travailleurs africains qui d'ores et déjà sont en France.

2/ Que le Gouvernement français, en accord avec les États  africains ; réglemente selon une procédure déjà amorcée avec certains d'entre eux, une migration dont la liberté appartient en réalité à l'arsenal des anarchies qui mènent à la servitude.

3/ Contribuons encore plus à ce que les travailleurs africains trouvent leur emploi chez eux au lieu d'être contraints par la misère à venir le chercher en France. Autant dire que l'aide française au lieu d'être dégressive doit encore se développer, car une preuve de plus est apportée que les politiques à la Cartier tout en étant inhumaines n'ont même pas de valeur économique. Elles aboutissent à faire supporter des charges beaucoup plus lourdes à la nation (examinez les frais croissants des hôpitaux) que le Budget de la rue Monsieur. Autant dire aussi que là le « redéploiement géographique » de l'aide française, pieux synonyme inventé par M. Giscar d'Estaing pour traduire « saupoudrage et dispersion à travers le monde », doit être examiné et sans doute révisé en fonction de ces problèmes de migration. Leur vraie solution ne peut être obtenue que par l'aide apportée aux États africains pour atteindre leur maturité économique.

Les Américains vivent des drames et certains d'entre eux commettent des crimes, mais au lieu de prendre une sorte de volupté à battre leur coulpe à leur place, « balayons, - comme aurait dit ma grand-mère – devant notre propre maison » et faisons en sorte que ce que nous blâmons aujourd'hui chez les autres ne puisse pas nous être reproché demain.

 

Variante

Violence ! Violence ! Des assassinats suivis de scandaleux dénis de justice ! Au cours de l'été la « question noire » a atteint aux États-Unis son paroxysme.

En relatant ces événements, notre presse et notre radio ont accablé les Américains. Certes leur racisme est odieux. Point n'est question de lui chercher des excuses. Il est la lèpre morale de notre temps. Pourtant, nous avons le devoir d'essayer de comprendre avant de prodiguer les sarcasmes ou les propos injurieux à un pays auquel nous devons – même si certains n'aiment pas porter le fardeau de la reconnaissance – notre liberté. Ceci nous amènera à plaindre les Américains sans pour autant, répétons-le, rien excuser de violences ou d'injustices qui ne sont aucunement excusables. Soyons prudents aussi …

 


42 ESNA, 6 rue Barye, Paris 17ème.